mercredi 25 août 2010

La mort du papillon

Je remonte ma rue, jusqu’à la place Fernand Coq où à gauche j’emprunte la chaussée d’Ixelles qui descend à pic jusqu’à la place Flagey. La chaussée tout comme la place est truffée de monde, des groupes de badauds discutent aussi bien à la terrasse du Belga que par Terre sur la place, le soleil décline et toute cette petite industrie fêtarde apprécie la rareté d’un temps si doux à Bruxelles. J’entends malgré moi quelques bribes de discussion d’un groupe d’adulescents, quand je traverse la cohue de jeunes et de vieux attablés près d’un bar extérieur improvisé pour l’occasion sous une tante de faux lierre.
Je lui ai proposé d’aller boire un verre cette semaine ?
Et ?
Ben, elle a dit « non ».
Pourquoi ça ?
Ben, je sais pas trop, mais j’ai sûrement dû faire une connerie parce que c’est ce que je fais souvent dans ces cas-là, ...
Très possible. Dit-un autre.
Vous aviez l’air proche pourtant jeudi passé. Ajoute d’un ton tendre une fille en robe jaune et bleu.
Le roi de la galoche !! Lache un autre. Le petit groupe rigole vaguement, en observant la réaction du concerné qui laisse apparaître un sourire acceptatif.
Bon et qu’est-ce tu vas faire ?
Je ralentis légèrement le pas pour connaître la réponse mais tout le petit groupe se met à suggérer des solutions qui tiennent plus du foutage de gueule qu’autre chose, j’abandonne alors la conversation et continue ma route le long des étangs d’Ixelles. Quelle magnifique rue, que des superbes maisons avec une des plus belles vues de Bruxelles.
Je me sens plus à mon aise depuis que j’ai déménagé en ville de pouvoir de nouveau circuler à pied, surtout que ce quartier possède une animation spécialement décontractée, voire romantique avec tous ses saules qui pleurent leurs feuilles dans ces étangs. Un genre d’oie sauvage se prélasse dans cette ombrelle naturelle bien que le soleil soit doux et à l’oblique maintenant. Les autres oiseaux picorent les graines que les gens leurs donnent à moins d’un mètre d’eux. Au milieu de l’étang sur un petit promontoire, un héron cendré, le cou tendu, guette.
En contraste avec la quiétude de l’endroit, un peu plus haut, deux automobilistes se disputent une place d’handicapé. Chacun passant sa tête par la fenêtre, argue sa priorité sur la place, alors que les deux voitures restent bec à bec dans une partie de la place et les culs respectifs des bagnoles dans le chemin des autres usagers de la route. Le ton monte et l’un des deux protagonistes ouvre sa porte et brandit son siège à roulette qu’il entreprend de déplier. L’autre fait pareil et ajuste les roulettes de son véhicule d’infortune, visiblement plus rapide que l’instigateur de la dernière provocation. La scène surprend un tas de personne qui commence à s’agglutiner.
J’avoue, moi-même, être à l’arrêt depuis le premier acte de cette tragi-comédie. Tous deux à présent installés sur leurs chevaux de joute, donnent de grandes poussées dans les roues jusqu’à ce qu’ils arrivent l’un à la hauteur de l’autre, pour donner en spectacle un des combats les plus absurdes qu’il m’ait été donné de voir. Comme la scène dure, j’entreprends de rouler un joint. Je ne fumais plus depuis un temps maintenant mais ça doit être la bohème du quartier qui a pris le dessus sur mes bienveillantes velléités. Bien sûr, c’aurait été trop beau et pas assez belge si l’un des badauds ne s’était pas interposé. Pour moi, après les vagues coups que leurs longueurs de bras permettaient et un magnifique tirage de cheveux, ils allaient sûrement commencer à se mordre… Bref ; c’était déjà pas mal, plutôt divertissant. Mon joint est prêt mais je ne l’allume pas tout de suite.
Je poursuis ma marche du soir vers l’abbaye, mais tourne à droite avant d’entrer dans son domaine pour remonter les jardins du Roy, jusqu’aux ailes de Strebell, sur l’avenue Louise. L’imposante sculpture constituée de deux jets de bois émanant du sol qui s’enlacent à hauteur respectable. Je m’offre alors de m’asseoir dans le creux des ailes de la statue, protégé par leur envergure, pour fumer à mon aise, et embrasser la vue du coucher de soleil dans cette couronne aérienne. Magnifique sensation de légèreté et d’envol !
J’ai appris il n’y a pas si longtemps que Strebell était belge et avait étudié à la Cambre, dans la même classe d’ailleurs qu’Aleschinsky. L’école étant à deux pas, je ne peux m’empêcher d’imaginer le nombre de fois que l’élève dût rêver de magnifier la vue de cet endroit…
Assis, à demi allongé, installé comme on se tiendrait dans une méridienne, j’observe ma pensée s’évader de ma bouche en fumée. Quelques petits ronds… Mes idées s’enchevêtrent dans un filet opaque qui sinue et s’insinue tel un serpent dans l’inconscient collectif au dessus de nos têtes. Une douce quiétude m’envahit.
J’aurais pu, partant de chez moi, emprunter d’autres rues pour me rendre plus vite à mon point de rendez-vous mais ces rues-ci ont le don d’égayer et d’apaiser mon humeur. J’ai l’impression que mon cerveau flotte au sommet de mon crâne. Mon esprit vagabonde.
Et ce petit détour me permet une fois de plus de vérifier une vieille théorie comme quoi les choses qu’on croise sur son chemin se font naturellement échos les unes aux autres… placées dans un ordre d’intelligence qui nous dépasse, dans une sorte de kaléidoscope fou. Elles nous éclairent sur les différents points de vue qu’elles ont les unes sur les autres… Aussi inutiles qu’elles puissent parfois sembler, elles libèrent mon entendement et soulignent la grandeur de l’âme du monde, le faisant voyager à travers les époques et les styles pour me faire faire de petits rapprochements.
Dans le genre, hier soir, je regardai un reportage sur Arté, sur les mogols. Le documentaire exposait la folie des grandeurs des souverains qui firent l’hégémonie de l’empire. Ces immenses bâtisseurs qui construisirent leurs vues du monde. J’appréciai particulièrement le passage consacré au Taj Mahal où le narrateur expliquait qu’après la mort de la princesse Mahal, le roi fou de tristesse entreprît de dresser vers le ciel, sa promesse d’amour éternel, le plus beau mausolée du monde…
Ensuite des archéologues, après de longues fouilles, éclaircissaient la légende qu’un Taj noir existait de l’autre côté du fleuve, destiné à accueillir la sépulture du mari. En fait, il ne s’agissait pas d’un deuxième Taj, mais bien d’un bassin immense et parfaitement dessiné pour faire miroiter dans son reflet l’entièreté du palais et le jardin éclairé par la Lune. Dans sa démesure, le souverain avait gardé une part de poésie, dans laquelle il se faisait l’ombre de sa conjointe. Il avait choisi l’idée de sa mort dans l’élément de vie. La légende de son tombeau de l’autre côté du fleuve n’est qu’une dernière dédicace pour sa muse.
Enfin tout ça pour dire que tout dépend toujours de l’endroit où l’on passe, où l’on se place, du regard qu’on s’offre sur les choses.
Car comme le disait Modigliani, bien avant de peindre les yeux de Jeanne Hébuterne, sa muse : « La beauté est dans les yeux de celui qui la regarde »
Peut-être, était-ce déjà ce que ressentait le roi Mahal lorsqu’il voyait, de l’autre côté du bassin, son propre reflet se fondre et ainsi se recueillir dans les jardins de Shalimar qui signifie « Temple de l’amour ».
J’étais comme assis sur le dos d’un oiseau bleu occupé à contempler le défilé de mes idées quand l’oiseau de bois sembla atterrir pour me déposer un peu embrumé. Je repris alors cette balade, avec un voile devant les yeux que la marijuana dépose devant les yeux de ses courtisans. Les yeux grands ouverts de ne rien voir, rien de ce qui m’entourait, je marchais au milieu de ma procession d’idées.
L’Inde. J’y étais sans la connaître. Je voyais au loin, au milieu d’une désolation superbe, au milieu d’une pauvreté presque digne, au milieu des couleurs qui ne sont pas les nôtres, qui sont les leurs, celles d’un paradis démuni, une fille que je connaissais. Je l’avais embrassé à quelques reprises au début de l’été. Un écho de ce souvenir semblait frétiller entre mes lèvres. Elle m’avait laissé espérer qu’on ressorte ensemble à son retour d’Inde où elle partait pour un peu plus d’un mois. J’avais promis de lui écrire et sans savoir pourquoi je ne l’avais pas fait. Mon manque se comblait dans mon imagination.
Elle portait un sari bleu nuit, en soie de Bombay, on aurait dit une lune venue côtoyer le jour. Elle rayonnait d’une lueur sage qui éclipsait la tristesse, dans laquelle jouaient de nombreux enfants faisant virevolter sa tunique dans des rires innocents. Il y avait des embruns sur ses mains et sous ses yeux. Des yeux d’un bleu océan. Une seule larme aurait suffi à s’y noyer. Elle devait avoir bronzé dans la journée car elle avait un léger hale sur les joues qui faisait apparaître toute une constellation de point de beauté. Le ciel de son visage était serein et harmonieux comme un songe infini que proposaient ses lèvres dans une poésie silencieuse.
Mon âme finit d’halluciner quand j’arrivais à la place Stéphanie où mes amis m’attendaient, après salutations, je leur passais ma roulée d’herbe folle et comme si, de main à main, passait mon imagination, je suivais des mes yeux fatigués les dernières volutes de fumée s’évaporer dans un ultime souffle, comme si j’expirais mon secret. Mais aucun de mes amis n’était assez chaman pour lire la prose de ma fumée.
Nous nous dirigions vers le concert, traversant la foule, nous discutions mais je n’entendais rien de ce qu’il se disait. Le doux voile de la drogue me quittait, s’effaçait, me lâchant de nouveau dans la réalité un peu niaise de sa banalité. Je sentais dans mon ventre l’âtre de mes envies brûler et je me demandais, mon esprit délirant et ma raison se laissant aller à repenser à cette dernière volute si la cheminée est comme le couloir du condamné pour le feu. Et si la fumée était sa dernière vérité ?
Nous y sommes, Mont des Arts, le concert a déjà commencé. Quelle étrange ambiance, exactement ce que j’attendais. Le décor de la scène s’était parfaitement construit sur les jardins du Mont des arts, laissant dans sa toile de fond où était dessinée une chambre d’enfant, par endroits des trous à travers lesquels on pouvait apercevoir la lumière des lampadaires, ces derniers donnant l’impression que plusieurs astres lointains veillaient à l’atmosphère. Sur les planches plusieurs jouets d’enfants à remontée mécanique roulaient dans un bruit calculé autour des musiciens et des deux sœurs. L’une chantait d’une voix nasillarde, grattant de ses doigts graciles une harpe qui pleurait une musique, doucement aquatique et gentiment amoureuse. Poséidon rougissait. L’autre au timbre clair nous ensorcelait d’un chant de sirènes. Derrière, de longues et tendres basses amplifiait l’envoûtement abyssal. On chutait à une allure vertigineuse vers l’enfance. Pas soi, enfin pas complètement, plutôt comme si l’on se regardait rajeunir, à travers nos yeux blasés. Un petit singe rouge mécanique habillé d’un costume frappait les cymbales de notre nostalgie tandis que d’autres jouets de bois participaient au murmure mélancolique d’un rêve éveillé hypnotique.
Je tremblais légèrement d’extase, bercé par la langueur dans laquelle vous laisse la drogue après s’être déployée partout en vous, lorsqu’après que le diable ait fait irruption hors de sa boîte, il balance calmement sur son ressort. Dans cette drôle de phase de compréhension des choses parallèles qui se cachent en vous et tout autour de vous, sans but, comme des caprices nonchalants et sans volontés. Et parce qu’ils n’ont aucune prétention à signifier, ils deviennent désirables, sans que la raison puisse s’y opposer.
Toutes sortes de questions absurdes naissaient des abîmes de mon âme. Je désirais, de plus en plus fou, plonger, en moi-même, vers mon Atlantide. Nager dans ce royaume, où la logique coule et le sens flotte à la surface.
Et voilà que je me décantais, le parfum de toutes ces questions filaient sous mon nez, caressant mon odorat de différentes fragrances, les yeux absorbés par le concert, ce film irréel qui semblait matérialiser ces interrogations sur la vieille bobine de ma rétine par diapositives arrêtées, toutes sous-titrées dans une ancienne typographie allongée sur la droite:
Depuis combien de temps marche-t-on sur l’herbe des morts vers la porte des anges ?
Faut-il décapiter la solitude d’une tête tranchée ?
Quand est-ce que le sang des volcans de la lune tapisse-t-il de sable noir les forêts ?
Verrai-je un jour la fin du monde ? Je n’ai déjà pas vu son début.
Entendrai-je sa musique ?
Le marchand de sable est-il somnambule ?
Est-ce que le sommeil du fou est le miroir de l’homme ?
Combien de temps durera encore ce voyage à dos d’éléphant de porcelaine?
Quel est le but de ce train de nuit ?
Je ne savais quoi faire ni trop quoi répondre à tout ce flou de mots qui surgissait sans prévenir et pourtant semblait m’avoir précédé dans l’existence. Le concert est fini. Les autres s’étaient mélangés à la foule et j’étais seul.
Quelle était cette introspection absurde projetée devant moi ? Et qui étaient ces sorciers de musiciens ?
Et puis comme si la bobine du film avait dérapée, j’eu l’impression d’être à l’entracte, devant une vieille publicité, au décor surfait, à la limite du dessin-animé, où un papillon vint se poser sur un arbre à côté de moi. Il ne bougea pas et comme plus rien ne se passait, je sortis de mon rôle de spectateur pour le toucher. Automatiquement, il chuta dans mes mains, inerte, je crus alors que toute la mise en scène allait s’effondrer et que les spectateurs m’enverraient du pop corn ou leurs boissons… mais non.
Le titre apparût « La mort du papillon » et l’arbre prît les devants, concrétisant le doute que j’avais, en prenant vie dans de vieux dessins grossiers et lentement articulés. Avec une voix destinée aux enfants, sortie d’une bouche dessinée en deux coups de crayon sur le tronc. Il commença à déclamer, tout en mimant de ses deux seuls bras-branches amovibles.
La mort du papillon … Petite tristesse … Douceur devant l’incompris … Effleurer l’instant et le laisser s’envoler … Papillonner avec l’amour …Vivre avec le présent comme l’avant avec l’après…aimer l’absence pour la présence ... Reposer ses ailes… Et enlacer sa vie comme cette petite mort.
Ces paroles prenaient leur temps entre mes oreilles, alors que j’attendais un slogan ou une quelconque accroche vendeuse, habitué et conditionné à ce que si les arbres parlent, ce fût pour vous vendre quelque chose.

Alors je compris.
Peu importe que tout ici bas ne soit qu’illusion, un rêve éveillé, une mise en scène ou un battement d’ailes. Tout cet absurde existait comme une réalité, comme ma réalité adorée à laquelle il manquait bien quelqu’un.
Quand je suis rentré chez moi, je lui écrivis :
Comme si
Comme si j’avais eu les yeux grands ouverts de ne rien voir
Comme si je rêvais le jour à dos d’éléphant de porcelaine
Comme si j’étais un train de nuit en perpétuelle marche,
Comme si j’étais en orbite sur moi-même
Comme si tu ne revenais pas
Comme si le destin s’était moqué de moi
Comme si j’avais été un papillon qui n’avait pas vécu sa seule journée
Comme si je n’avais pas eu le choix
Comme si j’étais fou, innocent, naïf et si peu magicien que pour avoir de tes nouvelles
Comme si je ne pensais pas à toi
Comme si depuis j’étais marchand de sable,
Somnambule ou insomniaque
Occupé à troquer mon grain
Pour voir dans ce miroir inconscient
Autre chose que la solitude d’une tête tranchée
Pour vivre dans ce fou de sommeil
Un songe avec toi.

samedi 21 août 2010

L'odalisque

Je suis l'esclave de la nuit.
Depuis qu'il neige entre nous,
je dors du matin au soir,
j'espère que le vent t'apportera mon
baiser, j'en rêve et prie les cieux,
de te montrer dans la farce des nuages
le visage heureux
que tu ne vois pas s’allumer ni s'éteindre
à force d'y penser,...
croire que ce n'était pas notre dernière dis-
pute charnelle, je suis devenue,
à prostituer mes sentiments,
pour toi, mon inconnu d’une nuit
que je ne connais plus, et pourtant
toujours en moi.

se lit aussi une ligne sur deux

mercredi 4 août 2010

Hagard

« Chacun de nous est une lune avec une face cachée »

- Mais qu’est-ce qu’il m’arrive ?
Il est 4h du matin… Je suis devant la fenêtre de ma chambre, il pleut à grosses bourrasques contre la vitre. Le ciel est obscur, mais je parviens quand même à reconnaître les grands arbres de mon jardin qui se secouent comme des marionnettes dans une danse macabre que le vent orchestre. Mon jardin de campagne est à présent le sombre théâtre du déchaînement des éléments, un immense jeu d’ombres que la Lune, décroissante et très pâle, anime par intermittence avec les nuages. La foudre embrase le ciel... Un, deux, trois, un tambour de tonnerre indique la distance qui nous sépare de l’éclair. Et de nouveau la foudre provoque la nuit, elle passe à côté d’un peuplier comme si elle jouait à attiser mon suspense. Mon front est collé à la vitre, mes mains se refroidissent depuis que j’ai commencé à regarder le spectacle. J’admire la violence du ciel, ici, dans cet habituel havre de paix, qui n’est généralement bercé que par de petites brises innocentes. Je regrette un peu la solidarité de la ville, que j’ai quittée hier pour venir écrire au calme. La ville, toujours animée de choses à faire, dehors comme à l’intérieur, car depuis que je suis arrivé en Ardennes, depuis que le temps s’exclame dehors et que je suis à l’intérieur, je remarque que je ne fais que regarder par les fenêtres.
Il faut dire aussi que la maison est grande, et que curieusement l’esprit seul à du mal à combler ses grands espaces. Ce qui me fait penser à ce film de Stanley Kubrick « Shining » où un écrivain, « comme moi », emmène sa famille dans un immense hôtel pour passer des vacances et sombre dans la folie…Rien que d’y songer, je frissonne. Je me frictionne les muscles pour effacer ce frisson qui me parcourt et allume dans mon cerveau, la peur d’être seul chez moi.
En me frottant énergiquement, un de mes boutons de manchette m’arrache un bout de peau, un filet d’hémoglobine enlace directement mon poignet. Le sang coule, j’essaie d’épargner ma chemise blanche, encore immaculée. C’est chose ratée ! J’ai un instant d’hésitation avant d’entreprendre de me déshabiller ou même de mettre mon poignet sous l’eau du robinet.
Que fais-je habillé dans mon costume de ville ? Un costume que mon grand-père m’a cédé à sa mort, un costume que je n’ai jamais mis, qui est toujours resté dans l’armoire de cette maison. Armoire que je ne me souviens plus d’avoir un jour ouvert. Je retire mon Audemars-Piguet, ma montre squelette qui affiche 4H30, et que le sang allait bientôt chevaucher.
Qu’est ce que cet accoutrement à cette heure-ci de la nuit ? Veston, cravate, chemise de soie, chaussures vernies. Le tout parfaitement à ma taille, ce que j’ignorais avant de l’enfiler. On dirait que je me suis habillé pour mon propre enterrement.
Le tonnerre gronde et les bibelots de mon secrétaire se joignent au vacarme. Je sursaute et une giclée de sang vole de mon poignet sur la mansarde. Un encrier de Chine se renverse sur ma correspondance. Je courre pour y remédier, je passe devant mon lit, tout fait, avec à son chevet mes habits de nuit, pantalon et chemise bras croisés. Je suis penché sur cette folie quand un autre éclair vient illuminer la pièce. Levant les yeux, mon reflet apparaît alors dans un vieux Truffaut suspendu en face de mon lit à baldaquin, je dois d’ailleurs m’accrocher à l’une des poutrelles quand je m’aperçois blafard, dans le miroir, les yeux hagards soulignés de cernes qui traversent mon visage comme des lames. Mes cheveux sont complètement ébouriffés, ma tête, mon visage contrastent tellement avec le reste de mon allure, de mon corps dans ces habits distingués. Je sens que ma vision se trouble, que cette démence du temps dehors est en train d’électriser la pièce où je me trouve. C’est comme si ma tête était une antenne qui capterait cette électricité dehors et la diffuserait à l’intérieur.
Rien de tout ça n’est vrai, la solitude me rend vulnérable, la taille de cette maison me rend fragile et puis l’âge de tout ce mobilier me rend superstitieux. Un dernier grondement semble déchirer la maison, alors que mes yeux s’alourdissent, je chavire, j’entrevois l’encrier de Chine, à la noyade, au milieu d’une marre rouge écarlate. Ma tête pèse d’un coup une tonne de plus à droite, et toute cette supercherie s’écroule sous l’élan de ma tête.


Je suis en chien de fusil, la tête dans mon propre sang, j’ai dû heurter le coin de mon lit, en m’évanouissant. Le plus fantastique, ici, maintenant, c’est ce lit dont nous avons hérité, il y a quelques années, déjà. Une création de Michel Ajar, le grand décorateur, spécialiste dans la rénovation de vieux meubles qu’il retouche avec des cadavres d’animaux. Il était taxidermiste avant de faire fureur, dans les années 70, alors que passait je ne sais plus quel remake de Dracula dont il avait certainement dû s’inspirer tant on dirait le mobilier d’un vampire. L’oncle défunt qui nous a cédé quelques pièces de l’artiste, était un proche du créateur. Je crois qu’ils chassaient ensembles en Afrique, mais j’imagine bien plus tant ils semblaient tous les deux sortis d’un rêve démoniaque d’Edgar Poe. Le lit dans la juste lignée onirique de l’horreur, est en chêne massif, un socle humble d’où partent quatre colonnes torsadées de serpents, entièrement revêtus de la bête, la queue en haut, et la tête ouverte, crocs acérés, à hauteur du genou. Les deux serpents, côté tête, sont rouge foncé ; les deux, côtés pieds, sont verts, un peu brunâtres. Un des deux reptiles verts me regarde de ses yeux de verre, un petit morceau de peau ensanglanté dans la bouche. Je le jurerais assoiffé de mon sang, descendu de l’arbre, et épanché sur moi, faible proie qui me suis perdu dans la jungle de mes pensées.

Je dormis deux heures, d’un sommeil pénible, chaud et humide tel la fièvre. Et pourtant, je n’étais pas malade. Je ne peux dire quel mal m’atteint cette nuit, quelle angoisse s’est emparée de moi, pour qu’à ce point je quitte le port de la raison et dérive entre ces deux rives escarpées : la crainte et la folie. Ou est-ce juste ma barque, qui coula dans la veine noire du cauchemar.
Non, ce n’est pas dans un cauchemar que je me suis noyé, mais bien dans le fantasque de la réalité. Quand la réalité ne respecte pas les limites que l’esprit s’est fixé, quand les petits hasards s’additionnent pour former une inexplicable apparence de folie, il arrive que l’esprit confonde. La raison qui possède un ego supérieur à celui des rois, n’accepte aucune ingérence dans son royaume. Une rébellion contre l’autorité et c’est souvent le massacre qui s’ensuit.

Je me répète plusieurs fois ce raisonnement tandis que le ciel s’émerveille, radieux, et que le soleil redonne confiance aux gens de foi. Je cherche dans la clarté du jour les réponses aux ténébreuses questions de la nuit. Juste à côté de la fenêtre, mon secrétaire est de nouveau en ordre. Je n’ai pourtant pas amené de femme de ménage jusqu’ici. Une sensation de vertige m’étreint et me fait porter ma main à ma tête. Du sang a coagulé à l’ouest de mon front…déjà sec. Mes yeux balayent alors la chambre, du secrétaire bien rangé, à la fenêtre grande ouverte, le petit lavabo, l’immense miroir du 16ième siècle dans lequel je me vois en pyjama, bonnet sur la tête, un peu de sang sur le coin du crâne, entouré de quatre serpents, les deux de devants, dans le reflet de la glace, sont du coup tournés vers moi. C’est comme si j’étais le chef de ce quatuor reptilien, piégé dans le revers de ce miroir, dans je ne sais quel jumeau de la réalité. J’ose à peine me regarder droit dans les yeux. Si je me fixe, si je le fixe, je risque de figer le temps et que ce miroir devienne une peinture, m’enfermant avec lui pour l’éternité.
Je m’efforce de détourner le regard.
Dans le dernier coin de la pièce, à gauche, à un mètre d’une vieille armoire, à moins d’un mètre de l’armoire, un valet, vieux mannequin de bois, porte mes habits de la veille à la perfection, la chemise boutonnée sur son torse légèrement bombé, la cravate bien nouée, le veston par-dessus et un chapeau melon pour couronner le tout. Le veston noir laisse entrevoir une manchette blanche à droite, de l’autre côté une manchette rouge écarlate.
J’ai l’impression de toiser mon assassin dans un seul œil qu’il s’est dessiné sur son visage de bois, avec mon sang.